Synthèse des écrits divers sur la famille ardéchoise commencés en septembre 1978


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Les Charensol :

"J'emprunte ce titre au livre de Renan que j'aime profondément. Hier soir je parlais de cette enfance à ma fille et je lui en disais la monotonie, la grisaille et elle me répondait que ce lent déroulement de jours tous semblables pouvait avoir un intérêt, sinon pour un lecteur mais pour moi.
Il est vrai que je suis parvenu à l'âge de la mémoire rétrospective et que me reviennent des souvenirs d'antan auxquels, plus jeune, je ne pensais jamais.

Mes plus lointains souvenirs doivent se situer vers ma quatrième ou ma cinquième année. Mes parents ont acheté un tub. L'été ils le placent sur le trottoir, l'eau se réchauffe au soleil et (elle) sera tiède quand je m'y baignerai. Nous occupons à Privas sur l'Esplanade un magasin assez profond dont les voûtes sont dissimulées par les boiseries de la façade et les plafonds au-dessus desquels est aménagé une soupente surtout occupée par les cartons et les vieilles caisses.

 

 

L'esplanade de Privas et l'horlogerie

Le magasin est fermé au fond par une haute vitrine qui le sépare de l'arrière-boutique. Elle-même est divisée en deux parties, ce que nous appelons la salle à manger et qui est la salle commune où nous vivons. Au fond une minuscule cuisine comportant un fourneau à charbon qui sert à la fois à la cuisine et au chauffage, un réchaud à gaz et un évier en grès. Le tout très sombre puisque la lumière de la rue ne parvient guère dans cette arrière-boutique et où nous sommes éclairés d'abord par une suspension à gaz puis, à partir de 1910, à l'électricité. Pour tous meubles une table ronde dont les battants sont constamment abattus de façon qu'elle ne tienne pas trop de place, quelques chaises et une chaise-longue en bois et cannée.

Le magasin mitoyen au notre était occupé par la ferblanterie Bresson, domaine assez fabuleux peuplé de bassines, d'arrosoirs, d'ustensiles divers. Famille assez secrète que les Bresson composé du père, gros entrepreneur silencieux, de la mère effacée, d'un fils bègue un peu plus vieux que moi et d'une fille de mon âge chez qui j'allais parfois jouer.
Plus tard nous eûmes la fantaisie de nous promener ensemble sur les beaux toits de tuiles romaines. Beaucoup des objets vendus dans le magasin étaient suspendus au plafond et l 'un d'eux, une bassine je crois, au bord d 'une soupente donnant sur le vide. En jouant là je voulus l'attraper. Le poids de mon corps m'entraîna. Je tombai sur la tête et on me transporta chez moi évanoui. Je ne repris connaissance qu'assez longtemps après. Cette chute n'eut d'ailleurs aucune conséquence .

Nos chambres étaient au troisième et, pour les atteindre il fallait emprunter un escalier qui tournait autour d'une cour, torride en été, glaciale en hiver. Dans les trois pièces il faisait jusqu'à 30° l'été et 0° l'hiver sans autre chauffage qu'une cheminée où, les jours de grand froid, on brûlait une poignée de sarments . Cette enfance spartiate m'a permis par la suite d'apprécier le moindre confort.

Un autre de mes plus anciens souvenirs est consécutif à une coqueluche que j'eus vers quatre ans et qui faillit me tuer. A ce jour c'est la plus grave maladie que j'ai eu avec la grippe espagnole. Quand je fus guéri le médecin conseilla à mes parents de m'envoyer à la campagne à une certaine altitude. Ils connaissaient des paysans qui habitaient Le Roure dans la région du Moulin à Vent. Je partis donc en carriole un samedi jour de marché avec ces gens que je connaissais à peine. Le seul souvenir que je conserve de mon séjour dans cette ferme c'est qu'ils reçurent des parents ou amis qui durent occuper mon lit. Ils me couchèrent donc au pied du leur. J'étais déjà susceptible et " coucher aux pieds " comme on disait me parut une situation infamante. Mon séjour fut d'ailleurs bref et je dus, sans doute , aller passer la fin de ma convalescence à Vesseaux où j'ai ensuite vécu toutes mes vacances d'enfants.

---------Selon Albert Dauzat le nom de Charensol signifie : "originaire de Charensac ". Or il existe un lieu-dit de ce nom sur la commune de St Etienne de Boulogne. On peut supposer qu'un cadet sans terre eut l'idée de passer le col de l'Escrinet et il trouva ou bâtit sur la commune de St Priest une grange , La Freydiére, composée au rez-de-chaussée d'une étable, à l'étage d'une seule pièce servant, comme c'était alors le cas pour les fermes les plus pauvres de l'Ardèche, de cuisine, de salle à manger et (de) chambre.

Ombragée par un énorme châtaignier elle est située au pied du Coiron dans une étroite vallée où le soleil ne pénètre qu'en été. Les terres voisines sont si maigres et si escarpées que le bétail se résumait certainement à une ou deux chèvres. Le premier qui s'établit là était vraisemblablement un ouvrier agricole qui travaillait pour les autres possédant des fermes moins misérables. Cet établissement doit remonter au moins au début du 19 ème siècle, puisqu'un de mes ancêtre qui avait fait les guerres napoléoniennes fut décoré de la médaille de Sainte Hélène. C'est là que naquit mon grand-père qui, sans doute comme ses aïeuls, travaillait sur les terres des autres.

Sous le Second Empire on entreprit d'améliorer la route conduisant à Aubenas et sur les hauts plateaux. Mon grand-père adolescent s'engagea comme terrassier. Une mine ayant explosé prématurément il fut pris sous un éboulement et on dut lui couper une jambe. Ce qui le réduisait à la misère puisqu'il ne pouvait plus travailler la terre et qu'il n'existait alors aucune loi sociale. Le curé de St Priest prit en amitié mon grand-père et lui donna des leçons de français et d'arithmétique. Il devait être intelligent puisqu'il put devenir instituteur libre. Pour son premier poste il fut nommé à Ste Eulalie, un village des hauts plateaux où le climat est encore plus rude que sur les pentes du Coiron. Dès le mois d'octobre la neige tomba, une congère recouvrit l'école et le jeune instituteur dut vivre de blanchettes (châtaignes séchées) jusqu'à ce que les paysans aient pu dégager l'entrée.

Jugeant cette vie trop dure il épousa une jeune (fille) Gravier qui devait avoir quelques biens puisqu'ils purent ouvrir une épicerie à Privas, place de la Porte-Neuve, qui devint rapidement la première de la ville. La boutique, depuis longtemps fermée, existe toujours.

---C'est là que sont nés mon père, son frère et sa soeur.

Privas 1917

Instable et probablement alcoolique ce frère fut le tourment de sa famille jusqu'au jour où on le fit engager dans ce qu'on appelait les troupes coloniales. Il fit la campagne du Tonkin et, quand il venait en permission, mon père redoutait ses frasques. Il redoutait plus encore le moment où il serait libéré du service. Mais il mourut vers 1906 dans le Sud-Oranais. Je revois le Maire de Privas, Pierre Fillat, arrivant , un soir au magasin où j'étais seul avec mon père . Il portait un chapeau haut-de-forme et vint nous apprendre avec solennité la mort de mon oncle .

------- La soeur de mon père avait épousé un agent de l'octroi . Car à cette époque, sur chacune des routes qui donnait accès à Privas il y avait un bureau de l'octroi où certaines marchandises devaient payer une taxe. Ce mari mourut jeune lui laissant un enfant, mon cousin Amédée Riffard.
Pour subsister ma tante ouvrit près de l'église un atelier de couture. Mon père s'occupait beaucoup de son neveu et songeait sans doute à lui faire apprendre le métier d'horloger et en faire son ouvrier. Mais ma tante ayant fait quelques économies elle préféra aller monter une épicerie rue Madier-de-Montjau à Valence. Elle considérait comme une promotion sociale ce passage d'une petite ville à une plus importante et de l'artisanat au commerce. Elle et son fils manifestèrent une grande activité mais une totale ignorance du commerce, si bien que le magasin périclita. Mon père dut faire, souvent en ma compagnie, de nombreux voyages à Valence pour éviter que ma tante soit en faillite. Mon père y laissa des plumes mais obtint de sa soeur qu'elle reprit le métier de couturière. Quant à mon cousin il devint apprenti pâtissier. Mobilisé en 1912 il le resta pendant six ans et fit toute la guerre dans l'infanterie. A Romans où il était en garnison il avait fait la connaissance d'une jeune fille, Mado, qu'il épousa à sa démobilisation.

Quant à ma tante elle avait moins bien réussi comme couturière à Valence qu'elle l'avait fait à Privas si bien que, pendant la guerre, elle dut travailler dans une usine d'armement. Mais elle n'avait rien abdiqué de sa superbe et elle estimait qu'en épousant sa fiancée son fils faisait mésalliance.
Elle disparut peu après. Mon cousin devint successivement pâtissier, cuisinier dans un grand hôtel de Londres, glacier au Majestic à Paris et préparateur en pharmacie à Romans. Ce qui le conduisit à Avignon quand son patron alla y installer les laboratoires où Amédée préparait un vin fortifiant qui obtint dans le Midi un vif succès. Mon cousin Amédée est mort en 1975.

A l'exception de mon cousin je n'avais plus de relation avec la famille de mon père qui fut loin de jouer dans ma vie le rôle qu'occupèrent mes oncles, tantes et cousins maternels. Je savais qu'il existait une branche Gravier à Meysse et une autre à Maison-Neuve sur la route de l'Escrinet. Je ne sais quel couple mourut laissant de nombreux enfants qui furent adoptés par les divers membres de la famille. L'un d'eux échu à mes cousins de Maison-Neuve.

Ils étaient deux, un frère et une soeur qui, faute d'argent sans doute, ne s'étaient jamais mariés. Ils vivaient dans une ferme très pauvre, cuisant eux-même leur pain dans un four situé à côté de la maison, vivant de leurs pommes de terre et de leur cochon. Ce qui ne les empêchaient pas d'être généreux. On ne voyait guère le cousin mais ma cousine Marie venait chaque samedi à pied au marché de Privas vendre ses oeufs et ses tomes.
Elle ravitaillait mes parents en toutes sortes de produits, particulièrement la charcuterie. Les saucissons fumés dans l'âtre étaient particulièrement délectables.

Ils nous fournissaient aussi notre bois car ils possédaient pas mal de chênes. Après leur mort leur fils adoptif épousa une fille du voisinage et ils continuèrent la tradition jusqu'à la guerre où le marché noir perturba toutes les relations formées pendant des siècles.

-------Son apprentissage terminé mon père, suivant la tradition , partit faire son tour de France et entra comme ouvrier chez un horloger de Bagnols-sur-Cèze. C'était un garçon turbulent, un joyeux drille qui, gamin, menait toute une bande à l'assaut du chantier de l'église alors en construction. Il se vantait d'avoir fait l'arbre droit sur le parapet du pont du Petit-Tournon. Le dimanche avec tous ses copains il allait boire le vin blanc soit au Lac , soit à Villeneuve les Coux surnommé Villeneuve les Cuites. La nostalgie qu'il éprouvait de cette belle vie l'engagea à revenir rapidement à Privas. Précisément une modeste boutique d'horlogerie bijouterie sur l'Esplanade était à vendre. Elle était tenue par une veuve qui la laissait péricliter.
Mes grands-parents achetèrent le fonds et mon père put s'établir à son compte . Mais il se rendit vite compte qu'il lui était impossible d'assurer à la fois la vente et les réparations. Des amis originaires de Vesseaux lui signalèrent la jeune Marie Arnaud . Les jeunes se plurent, se marièrent et n'eurent qu'un seul enfant.

Ma mère dissimulait qu'elle était ce qu'on appelle une femme de tête sous une extrême gentillesse. Son ambition, mon père ne la partageait pas. Toujours d'humeur égale, elle supporta sans en souffrir les colères de mon père, très brave homme, travailleur acharné mais sans véritable caractère.
Alors qu'en société il était toujours gai et brillant , dans le privé il était sujet à ce qu'on nomme aujourd'hui des dépressions qui nous valaient des hivers difficiles et qui ne furent pas étrangères à mon désir de quitter ma famille à quinze ans.

Mes parents avaient le goût de l'économie. Ils vivaient bien , sans se permettre aucune dépense superflue, à l'exception d'un court voyage annuel à Lyon ou à Marseille et d'une cure que mon père, sur le conseil du médecin faisait tous les étés à Vals. Grand lecteur il lisait ce qui lui tombait sous la main et , à l'exception de l'Almanach Hachette , la pensée d'acheter des livres ne lui serait jamais venue. Je tiens de lui ce goût de la lecture que, pourtant il me reprochait. Ce en quoi il n'avait pas tort car la lecture favorisait ma paresse si bien que je fis de médiocres études.

J'étais un enfant assez taciturne. En sortant de la maternelle à l'école St Joseph j'étais entré de bonne heure au collège mais j'avais peur de mes camarades. Le seul avec qui je fus lié dans mon enfance fut Louis Puaux dont les parents tenaient le café de l'Univers situé en face de notre magasin et dont les locaux sont maintenant occupés par le Crédit Lyonnais, café de gauche tenu par un ancien garçon de course du Petit Journal et où l'on voyait chaque jour le préfet Marty monter des complots contre la municipalité de droite. C'est seulement au seuil de l'adolescence que j'eus de véritables amis, le poète lamartinien Georges Barelle, et Henri Chaix avec qui je fis chaque été des randonnées à bicyclette qui nous conduisaient dans la région du Mézenc, dans le Vercors ou les Alpes.


Georges Ch et Louis Puaux

Des amis, mes parents n'en avaient pas. Ils connaissaient tout le monde mais ne recevaient personne. Aussi la venue deux ou trois fois par an de voyageurs de commerce à qui mes parents étaient fidèles étaient-ils, dans ma vie monotone où les heures passaient trop lentement, de véritables événements.

Ma grand-mère étant morte mon père acheta pour son père une épicerie plus modeste qu'il pourrait exploiter lui-même. Située sur la placette à côté de la tour Diane de Poitier ce commerce était pour lui surtout une occupation car l'essentiel " ..." consistait à vendre de la cassonade, sorte de sucre roux, mal raffiné, en poudre, dont les enfants pauvres étaient friands. Mes parents s'occupaient beaucoup de lui et je me souviens de sa barbe blanche et de sa jambe de bois.

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Les arnaud :

Mon cousin Gustave Arnaud prétendait que notre famille remontait au XIV e siècle et il avait dressé un arbre généalogique que j'ai toujours jugé "bidon". Ce qui est certain c'est que, vers 1792, une femme noble du Puy et sa fille vinrent s'établir à Vesseaux. Voulant mettre sa fille et elle même à l'abri elles choisirent ce village isolé. La fille se maria et resta à Vesseaux après la Révolution. Elle eut deux filles. La destinée de l'une fut rapidement fixée. Elle serait religieuse et ma mère a connu dans son enfance sa tante Riétou (Henriette).

Le couvent de Vesseaux attenant à l'église avait deux vocations: recueillir les orphelines et instruire les fillettes du village. Dans mon enfance les orphelines y étaient nombreuses et ma tante qui était généreuse organisait chaque été un goûter pour elles. Les religieuses les amenaient dans le pré où on leur donnait des fouaces, sorte de petits pains que ma tante pétrissait elle-même et faisait cuire dans le four du boulanger situé en face de sa maison. Les taquineries dont étaient victimes les plus timides étaient cruelles. Je me souviens d'une fillette souffreteuse qui avait honte de son prénom inhabituel de Philippine que nous faisions enrager jusqu'à ce qu'elle ravale ses larmes que nous guettions et dont elle se refusait à nous donner le spectacle.

C'est dans ce couvent que ma mère avait fait d'assez bonnes études. Comme on n'y acceptait que des filles, ses frères étaient ignares car pour une famille catholique, il n'était pas question de fréquenter l'école laïque construite d'ailleurs seulement après la promulgation de la loi Jules Ferry.
Les garçons devaient donc aller à Aubenas distant de sept kilomètres ou entrer à l'internat de Laurac où mes cousins firent leurs études.
Ce qui était interdit aux garçons de la génération précédente dont les parents étaient trop pauvres pour se priver de la main d'oeuvre gratuite qu'ils représentaient. Petits ils gardaient les chèvres, à partir de douze ans ils commençaient à travailler la vigne, à ramasser les feuilles de mûrier.

L'autre fille, dont la grand-mère était, paraît-il de bonne et ancienne noblesse, avait dû épouser un jeune paysan puisque à Vesseaux il n'y avait que des cultivateurs.

Joseph Arnaud qui devait devenir le fondateur d'une ample tribu était profondément croyant et chaque année le 14 août il se mettait en route pour le Puy afin d'aller faire ses dévotions à la Vierge. Il arrivait au matin du jour de la sainte Marie, assistait aux offices et repartait aussitôt pour arriver le soir à Vesseaux, ayant couvert à pied en deux jours quelque cent quatre vingt kilomètres sans prendre d'autre repos que les stations dans la cathédrale.

Le ménage vivait dans une vieille ferme du hameau des Audiberts distant de deux ou trois kilomètres de l'église qui marque le centre de Vesseaux. Elle se compose d'une étroite cour sur laquelle donne l'étable . Un escalier extérieur donne accès à une terrasse qui dessert deux pièces.
L'une rarement fréquentée, l'autre servant de cuisine et de salle commune. Au fond un escalier conduit aux chambres.

C'est là que furent élevés fils et filles nés du mariage de mes grands-parents, famille pauvre mais heureuse jusqu'à ce que deux catastrophes viennent tout bouleverser. D'une part deux fils aînés furent appelés pour le service militaire qui durait sept ans pour ceux qui, comme eux, n'avaient pas le moyen de se payer un remplaçant.

D'autre part l'unique ressource du pays était la vigne qui poussait bien sur les coteaux marneux. Le rendement et le degré étaient faibles mais le vin se vendait à un prix suffisant pour faire vivre une famille. C'est alors que des arboriculteurs importèrent d'Amérique des plants dont ils espéraient un plus haut rendement. Ils ignoraient qu'ils importaient en même temps un parasite, un insecte que les robustes vignes américaines supportaient parfaitement. Il n'en alla pas de même pour les pieds français - qui n'ayant pas appris à se défendre -furent la proie du terrible phylloxéra. Le fléau mit plusieurs années à se répandre dans la période qui suivit la guerre de 1870. Mais il finit par gagner tout le territoire français. Peu à peu les vignes mouraient et avec elles l'unique revenu sûr des paysans ardéchois.

Mes grands-parents possédaient, en dehors de la vigne, quelques maigres prairies tout juste bonnes à faire paître les chèvres et sur lesquelles étaient plantés quelques mûriers. Ils n'étaient pas en nombre suffisant pour permettre l'élevage du vers à soie. " ..."

Leurs vignes mortes mes grands-parents n'eurent plus pour vivre, eux et leurs jeunes enfants, que leurs châtaignes, les oeufs de leurs poules,
la chair de leurs lapins et le fromage de leurs chèvres." ..." Privés de l'unique ressource que constituait la vente du vin il fallut vivre sur la maigre propriété: pommes de terre, lard du cochon, quelques légumes fournis par le jardin permettaient de composer la soupe qu'on cuisait deux fois par jour dans la grande cheminée, la marmite étant accrochée à la crémaillère au-dessus du feu de bois. La famille et le cochon se partageaient les châtaignes. " ..."

Cette demi-misère dura sept ans . Une éclaircie alors se produisit.. Ces vignes américaines qui résistaient au philloxéra commencèrent à se répandre." ..." On put alors songer à reconstituer le vignoble disparu.

Planter la vigne est une tâche ingrate. Il faut remuer le sol très profondément et, si les plants ont pris, attendre cinq ans pour obtenir une récolte normale de vin. Fort heureusement le temps de service militaire des deux aînés s'achevait. Ces garçons costauds s'attaquèrent avec leur père à replanter leur vigne. D'abord ils se louèrent chez leurs voisins qui avaient entrepris la même tâche et, avec l'argent rapporté par leur travail, la famille put acheter ces fameux plants greffés qui commençaient à apparaître sur le marché d'Aubenas." ..." Tout de même l'espoir renaissait.
D'autant que la petite Marie grandissait.

Une fille du village s'était placée comme cuisinière chez un riche marchand d'huile de Marseille." ..." Ma mère devait avoir quinze ou seize ans quand naquit un fils chez les patrons de Philomène qui aussitôt pensa à elle et la fit engager comme nurse. Sans doute s'acquitta-t-elle parfaitement de sa tâche car l'enfant devint grand et fort. Du moins c'est l'impression qu'il me fit au cours de notre unique rencontre alors qu'il était un homme robuste et que j'étais un enfant maigrelet." ..."

Parvenue à l'âge du mariage une de ses amies d'enfance mariée avec un commerçant de Privas la présenta à un jeune homme qui venait de s'établir horloger-bijoutier. C'est ainsi que mes parents se marièrent. Ma mère était ambitieuse. Sous son impulsion la boutique s'achalanda. Travailleur acharné mon père ne quittait pas son établi de huit heure du matin à huit heure du soir."..." Cette existence sédentaire, peut être aussi un caractère inquiet (cause ou effet ) détermina une maladie de foie."..." Le médecin lui conseilla de prendre de l'exercice. C'est ainsi qu'un jour en se promenant, il remarqua un terrain vague à flanc de coteau parfaitement situé aux portes de Privas. Il l'acquit pour une somme minime et entreprit d'y planter une vigne, renouant ainsi avec ses origines paysannes. Mais il fallait une bicoque pour entreposer cuve, pressoir, tonneaux etc... Il s'adressa à l'architecte local qui lui représenta qu'il ne lui coûterait pas beaucoup plus cher de bâtir une vraie maison. Il occuperait le rez-de-chaussée et louerait les étages, ce qui représenterait un revenu substantiel. Il avait un peu d'argent et se laissa séduire. Mais non par les plans qu'on lui présenta et qu'il modifia à sa guise, larguant l'architecte, s'abouchant avec un artisan maçon qui entailla la colline pour donner des fondations solides à la maison située près du pont "Baconnier".

Georges et sa mère au premier plan, sur la terrasse de Bésignoles.

La colline se nomme le Mont-Rome, le quartier Bésignoles, le pont n'avait pas encore de nom en 1906 quand la maison fut édifiée. La seule qu'on voyait alors de la terrasse était une lourde bâtisse qui tombait en ruine. Elle existe pourtant toujours. Elle était occupée par un facteur et sa nombreuse famille . Il distribuait le courrier tout au long de la route des Mines et comme il ne refusait jamais le coup de rouge que ses clients ne manquaient pas de lui offrir, il était très populaire. Baconnier était un petit homme rond et rougeaud qui aurait été bien étonné si on lui avait dit qu'il passerait sous cette forme singulière à la postérité.

Les deux branches de la famille forment un contraste marqué et je me sens plus Arnaud que Charensol. " ..." A la mort de mon grand-père maternel la maison familiale revint comme de juste au fils aîné , Gustave Arnaud. Des trois fils c'était certainement le plus intelligent. Mais il était desservi par sa totale inculture. Je crois qu'il ne savait ni lire ni écrire. De plus il avait épousé une femme qui était une bête de somme. Deux jours après ses accouchements elle était déjà aux champs. Le couple eut trois filles et un fils. L'aînée épousa un paysan de St Privat, plus âgé qu'elle et qui la traita rudement. La seconde fit un brillant mariage avec un garçon qui devint, je crois, directeur du casino de Charbonnière. La troisième épousa son cousin germain Emile Arnaud, fils de mon oncle Louis et longtemps seul survivant des trois fils : le plus jeune, Marius, fut tué au début de cette guerre qui décima la paysannerie française, en août 1914; l'aîné Lucien, à l'automne de 1918, n'ayant quitté le front pendant quatre ans que pour de brèves permissions.

C'est avec le second frère de ma mère , Louis Arnaud que mes parents étaient le plus étroitement liés. Il avait , je ne sais comment, acquis une certaine instruction et avait épousé une maîtresse-femme, forte en gueule et le coeur sur la main. Ambitieux l'un et l'autre ils comprirent que les modestes vignes dont ils avaient hérité ne les enrichiraient pas, aussi mon oncle monta-t-il un commerce de grain et farine qu'il exploitait dans la maison du hameau des Chaberts où il s'était installé en se mariant. Bientôt il ouvrit, les jours de foire et de marché, une boutique à Aubenas puis, plus tard, il loua un moulin à St Pierre-sous-Aubenas, achetant le grain aux paysans et vendant la farine aux boulangers.

Le ménage eut cinq enfants, trois fils et deux filles. L'aînée, Marie, seconda vigoureusement ses parents surtout quand ils exploitèrent le moulin.
Elle se maria avec un garçon du voisinage, sympathique et beau parleur. Mais Marie compris très vite qu'elle devait l'accompagner aux champs.
Ce qu'elle fit tout en s'occupant de ses trois enfants. C'était une fille pleine de courage et de bon sens qui, malgré son travail acharné, resta pauvre jusqu'à ce que la mort du père de son mari, Gustave Doux, leur permis d'agrandir leurs terres. Ils bénéficièrent aussi de la période 1939-1945, aussi favorable aux cultivateurs que la guerre de 1914 leur avait été néfaste. Pendant celle-ci les trois femmes restées à la ferme travaillèrent comme des hommes et leurs vignes ne restèrent pas en friche car aucun travail, même le plus pénible, ne répugnait à mes cousines Marie et Louise.
La première eut trois enfants. Sa fille aînée assez nonchalante comme son père épousa un gendarme. Le garçon Elie, et la plus jeune fille, Marthe, héritèrent du caractère courageux de leur mère.

Dans les années 20 la situation de cette famille était encore précaire." ..." Comme je l'ai raconté dans " D'UNE RIVE A L'AUTRE", j'avais quitté ma famille. Mes parents se trouvant seuls proposèrent à Marie et Gustave Doux de prendre avec eux leur plus jeune enfant et d'assurer son avenir." ..."
Ma cousine Marthe vint donc s'installer à Privas où elle poursuivit ses études à l'institution St Joseph avant de reprendre le magasin de l'Esplanade qu'elle a géré depuis 1940, quand mes parents prirent leur retraite. " ..."

Ma cousine Louise est plus intimement liée à mon enfance. En effet par un accord tacite je passais mes vacances chez ses parents, à Vesseaux,
et elle venait passer l'hiver à Privas où elle se maria " ...".Jusqu'à mon départ de Privas, en 1915, nous ne nous quittions guère. Mais si , pendant l'été,
la réelle affection que je lui portais était sans nuage, l'hiver je souffrais sans m'en rendre compte de voir ma mère la traiter tout comme moi." ..."

Je passais donc mes vacances à Vesseaux entre trois femmes, ma tante , mes cousines Marie et Louise. Les trois garçons, eux partaient aux champs à quatre heure du matin et ne rentraient qu'à la nuit, cependant que mon oncle était occupé par son commerce qui le poussait à voyager constamment sur son char à banc, simple caisse de bois posée sur deux roues et tirée par un cheval qui rentrait de lui-même à l'écurie tard le soir cependant que Louis Arnaud sommeillait plus ou moins sur l'inconfortable banc de bois. Le souper immuablement composé d'une grosse soupe, d'un morceau de porc et de pommes de terre était donc le seul moment où la famille se trouvait réunie autour d'une curieuse table formée d'un pétrin recouvert d'une planche que, le repas terminé, on faisait basculer pour y ranger les restes du repas et la vaisselle. Le seul luxe de cette maison des Chaberts que je considérais un peu comme la mienne était le fourneau , alimenté au bois, mais qui constituait tout de même un progrès sur l'âtre qui avait seule constitué si longtemps l'unique moyen de chauffage et de cuisine.

Le grand problème en été était celui de l'eau, non pour les hommes qui ne se lavaient que le dimanche mais pour la cuisine et les bêtes. Sous la terrasse une énorme citerne recueillait les eaux de pluie. Mais lorsqu'il restait deux mois sans pleuvoir elle était à sec et on devait aller avec des tonneaux chercher l'eau sur la route de l'Escrinet à 7 ou 8 kilomètres. L'eau qui avait stagné longtemps dans la citerne sentait mauvais aussi,
pour boire, on descendait dans la rivière auprès de laquelle existait dans un creux une mince source. "..."

La maison se composait, du rez-de-chaussée, de la cave et de l'écurie qui abritait les chevaux, les chèvres et les cochons.".." Dans l'endroit le plus obscur de la cave , le robinet de la citerne dont on montait l'eau dans de gros arrosoirs.

Au dessus, une vaste terrasse de brique donnait accès au magasin-entrepot, à la salle commune, à une salle à manger que l'on ouvrait que pour les repas de famille et dont les murs étaient ornés de dessins d'architecture exécutés à Laurac par mes cousins.

Au fond s'ouvrait une immense pièce, la magnanerie maintenant désaffectée qui servait de débarras. C'est là qu'eut lieu le repas de noce de Marie et de Gustave Doux. Il dura de midi à minuit et vers quatre heures les soixante convives eurent la surprise de voir apparaître de la viande rouge, denrée presque inconnue: soixante steaks servis dans d'immenses poêles de fer.

A l'étage une vaste pièce servait de chambre à mes cousins et à moi et les ronflements de ces hommes harassés de fatigue me tenaient parfois éveillé. Mon oncle et ma tante couchaient dans une pièce qui servait aussi de bureau et auquel on accédait par un étroit escalier de bois qu'il m'arriva de dégringoler ce qui me faisait traiter de "bigouce".

Les deux mois que je passais chaque été dans cette maison que j'aimais commençaient par un voyage en diligence qui, partant dans l'après-midi de Privas, arrivait à la nuit au Moulin d'Artige où elle faisait un long arrêt pour laisser les chevaux se reposer. Les voyageurs pour se dégourdir les jambes traînaient dans la vaste salle d'auberge où allaient voir les paons dont les cris: "Léon, Léon" amusaient les enfants. Une ou deux fois pendant ces longues vacances ma mère empruntait cette diligence Privas-Aubenas pour venir me voir. Je l'attendais avec impatience et j'obligeais parfois mes cousins à descendre jusqu'à la route dans l'espoir déçu que ma mère arriverait sans être annoncée. " ...".

Privas et "le tram".

A partir de 1912 elle fut remplacée par ce qu'on appelait le "tram" et qui était un petit chemin de fer réunissant la voie ferrée du Pouzin à celle de St Paul le Jeune. Bien que la voie quitta la route quand la pente était trop forte et qu'un tunnel fut même creusé sous le col de l'Escrinet, les locomotives poussives avaient bien du mal à traîner les wagons brinquebalants. Maintes fois j'ai vu patiner leurs roues devant le magasin (les tram passait le long de l'Esplanade de Privas) et elles devaient faire machine arrière pour reprendre leur élan. Ce tram était si lent et me donnait tellement mal au coeur que je pris le parti de me rendre à Vesseaux à pied en coupant directement à flanc de montagne à partir de l'Escrinet.

A cette époque mon oncle loua le moulin de St Pierre et la famille se divisa en deux. Marie et ses frères restaient à Vesseaux pour s'occuper des terres. Louise et sa mère vivaient à St Pierre et dirigeaient le moulin quand mon oncle était absent. Ma tante cultivait un jardin potager, ce qui lui était impossible à Vesseaux en raison du manque d'eau. Quand la situation de la famille fut devenue prospère elle loua une terre à St Privat où un canal d'irrigation permettait de faire pousser toutes sortes de légumes.

Le moulin et l'usine attenante appartenait à un descendant d'une soeur de Napoléon, le marquis de Bachiocci. " ..." Il vivait dans une belle maison entourée d'un parc où je passais la plus grande partie de mes journée. Des sources abondantes alimentaient les deux "béallières" qui amenaient l'eau au-dessus des roues qui faisaient tourner les mécanismes. " ..." Le parc était pour moi d'autant plus fascinant qu'il était traversé par un large canal aux eaux limpides. Celles ci jaillissaient du sol en faisant "bourbouter" le sable et je ne me lassais pas de contempler ce merveilleux spectacle en m'installant sur un des petits ponts qui enjambaient le canal . Déjà passionné de lecture je venais là avec un livre et je me souviens encore de mes fous-rires provoqués par la lecture de "CHAMPIGNOL MALGRE LUI". " ..." La charge de la cuisine était laissée surtout à ma cousine Louise qui devait satisfaire l'appétit des meuniers et surtout des charretiers qui arrivaient à la nuit tombée avec d'énormes chargements de grain sur les lourdes charrettes. Les chevaux avaient besoin de toute leur puissance pour les tirer sur les chemin aux profondes ornières qui allaient de St Etienne de Fontbellon à St Pierre. Presque chaque soir Louise préparait d'immense plats d'aubergines que le jardin fournissait en abondance et qu'elle ferait cuire le lendemain quand elles auraient dessalé pendant la nuit. Je m'attardais aussi à regarder repiquer les meules qu'on extrayait avec des poulies et dont, avec un marteau et un burin, on approfondissait les rainures usées par le frottement du grain. Je passais de longues heures à contempler le blé amené aux meules par une vis d'Archimède dont j'admirais l'ingéniosité, de même que le système qui permettait de faire monter les sacs de grains avec une poulie. Une corde était placée sur une roue qui tournait à vide, mais il suffisait de la tendre pour qu'elle fasse son office..

J'allais parfois passer une partie de mes vacances chez mon oncle Ovide à St Etienne de Fontbellon où il avait un café et un important commerce de fruits en gros. Mais la maison comparée à celle de Vesseaux me paraissait sans âme et je n'avais aucune sympathie pour ma tante. En revanche j'aimais bien mes cousines." ..."

Cette famille Arnaud à force d'acharnement au travail, de bon sens et d'intelligence n'a connu que des réussites. Il faut pourtant mettre à part le fils de mon oncle des Audiberts prénommé comme lui Gustave. C'est un des personnages les plus curieux que j'ai rencontré dans mon existence." ..."
Cette écorce rugueuse il la tenait , de sa mère. Mais il avait l'intelligence de son père et son insatiable curiosité se porta vers l'histoire de son terroir.
Lui que j'avais pris pour un illettré se mit à lire des articles , en particulier dans la savante Revue du Vivarais. Il fréquenta assidûment les archives, aussi bien celles de Privas que celles des notaires de la région. Enfin il se constitua une précieuse bibliothèque. Il possédait plusieurs exemplaires de l'édition originale de THEATRE D'AGRICULTURE d'Olivier de Serres, mais n'avait pour ces beaux livres aucun respect, couvrant leurs marges de notes et n'en prenant aucun soin. Il m'intéressait mais ses contradictions me déconcertaient et sans doute le sentait-il car nous n'eûmes que des relations superficielles." ..."

Grâce à eux il y a toujours des Arnaud à Vesseaux, alors que mon oncle Emile qui hérita de la maison des Chaberts n'eut de ma cousine Berthe qu'une fille.