Maurice de Vlaminck (1876-1958)

"J'ai tenté; toute ma vie de peindre ces sentiments intraduisibles par la parole ou la plume en me servant des couleurs pour arrêter le film du temps et le fixer sur la toile ."

Georges Charensol écrit sur Vlaminck :

      Si le génie est irréductible à toute justification logique, il n'est pas interdit de chercher dans la vie de l'homme quelques éléments constitutifs de la personnalité de l'artiste. Les ancêtres de Maurice de Vlaminck (Maurice le Flamand) sont des marins hollandais. Le père de Vlaminck, professeur de piano, fit, à Paris, la connaissance d'une jeune pianiste et leur fils Maurice naquit le 4 avril 1876, dans le quartier des Halles.

     Toute sa vie il sera tiraillé entre son ascendance paternelle, à laquelle il doit son puissant tempérament et un goût de la liberté qui le conduira aux confins de l'anarchie, et l'influence puritaine de sa mère, protestante de stricte observance. La sévérité des jugements qu'il porte sur le monde qui l'entoure, ses goûts littéraires, ses colères contre la décadence de notre civilisation ne s'expliquent que si l'on sait qu'il fréquentait régulièrement dans son enfance le temple de Saint-Germain-en-Laye. Déjà, pourtant, son indépendance s'affirme et il réagit contre le milieu familial, d'une part en apprenant seul à jouer du violon au lieu de poursuivre des études régulières; d'autre part en se passionnant pour le vélo.

    C'est en donnant des leçons de violon, en jouant dans des orchestres tziganes et en gagnant des courses de bicyclette qu'il fait vivre sa famille. Car il se marie et il a rapidement deux filles: «A Nous quatre, disait-il, nous n'avions pas quarante ans.»

    Son meilleur biographe, Florent Fels, signale un bourrelier du Vésinet qui, avec les couleurs brutales de son métier, traçait d'étranges portraits qui impressionnaient le jeune Vlaminck. Il s'essaie donc à la peinture.

    En mars 1901 il reçoit le choc décisif: à la galerie Bernheim Jeune, il découvre Van Gogh. Il n'est pas douteux qu'il ait trouvé, dans les violences du Hollandais, une réponse aux questions qu'il se posait devant les œuvres qu'il peignait lui-même: «Ce jour-là, a-t-il dit, j'aimais mieux Van Gogh que mon père.»

 


Portrait de Derain


    Un autre événement important, c'est sa rencontre avec Derain. Dans son livre, Portraits après Décès, Vlaminck écrit: «Sans cette rencontre l'idée ne me serait pas venue de faire de la peinture mon métier et d'en vivre. Il n'est pas moins sûr que si Derain ne poursuivit pas ses études qui l'eussent mené à Centrale et fait de lui un ingénieur, c'est à cette même circonstance qu'il le doit.».

    La vie de l'un et de l'autre se stabilise dans ces années 1900. Ils louent en commun un atelier dans l'île de Chatou où ils peignent toute la journée, l'emploi de second violon qu'a trouvé Vlaminck au Théâtre du Château-d'Eau assurant sa vie matérielle. Bientôt il sera le peintre des banlieues tristes, comme Utrillo est le peintre du vieux Montmartre.

     Un peu plus tard, quand Ambroise Vollard aura signé un contrat à lui et à Derain, il les enverra à Londres; mais il refuse ce dépaysement; il erre désœuvré jusqu'au crépuscule et Derain lui dit: «Pour te mettre à peindre tu attends que ça ressemble à Chatou.» Quand André Derain s'en va faire son service militaire, il échange avec son copain des lettres que Vlaminck a publiées en 1956. Resté seul, il continue à peindre en toute spontanéité.

    En 1905, ces années d'apprentissage prennent fin. Derain est revenu et côte à côte ils exposent au XXIe Salon d'automne, dans ce que le critique Vauxcelles nomme «la cage aux fauves». Certes Vlaminck n'est pas le premier peintre de l'école de Paris à utiliser les couleurs pures «telles qu'elles sortent du tube». Van Gogh l'a fait avant lui et les néo-impressionnistes, particulièrement Signac qui refuse avec intransigeance tout mélange de tons. Matisse s'est livré lui-même à des expériences parallèles. Il n'en reste pas moins que l'influence de Vlaminck a été décisive dans tous les domaines. N'est-ce pas lui qui révéla à Picasso ces masques nègres qui allaient lui inspirer les Demoiselles d'Avignon!

 


La danseuse du Rat-Mort


    Vlaminck est le plus grand de tous les fauves, le plus personnel, le plus passionné, le plus décidé à bouleverser toutes les traditions. L'extraordinaire audace de ses paysages, de ses natures mortes, de ses figures peintes avec les couleurs les plus violentes, nous saisit par la volonté de simplification à outrance. Cette explosion sera brève: Apollinaire au bord de la Seine, Le Village, La Danseuse du Rat-Mort, datées de 1906, sont les dernières toiles fauves de Vlaminck.

 

 Deux visions du pont de Chatou


    La rétrospective Cézanne qui suit la mort du maître d'Aix l'impressionne, comme elle influence tous les peintres de cette génération, et le paysage de Puteaux, La Nature morte aux Pichets, pourraient être signés Braque ou Picasso, de même que le Grand Nu au Divan est un Matisse avant Matisse. Ces années de bouillonnement témoignent d'un certain désarroi chez ces jeunes artistes décidés à remettre en question toutes les traditions picturales.

 


Aquarelle 1913

    Vlaminck, qui est le premier à s'être engagé à l'extrême dans ces rrecherches, est aussi le premier à trouver la voie d'où il ne déviera plus. L'année 1908 est capitale dans son évolution. Il se dégage de Cézanne et des simplifications qui vont conduire au cubisme; le paysage Remorqueur et Voiliers le montre prenant résolument le chemin du réalisme expressif d'où il ne s'écartera plus.
     Le reproche qu'on n'a pas manqué de faire à Vlaminck, c'est de ne s'être pas renouvelé. C'est qu'à trente ans il est en pleine possession de ses moyens. Certes, ses dons prodigieux, il ne les a pas toujours mis à l'épreuve autant qu'on pourrait le souhaiter. Le paysage, la nature morte sont les deux thèmes sur lesquels il s'est presque exclusivement exercé. Dès qu'il a rompu avec ce Paris qu'il qualifierait volontiers de Babylone moderne, Vlaminck refuse de peindre autre chose que les images qu'il rapporte de ses courses à travers la campagne: neige lourde, route fuyant devant le capot de la voiture, postes d'essence dressés aux carrefours comme de rouges ex-voto, arbres déchiquetés, ciels et mers balayés par les souffles du romantisme.
     Ces visions un instant entrevues deviennent, à l'atelier, des toiles sourdes, aussi violentes dans leurs dominantes de noirs et de verts sombres, que l'étaient naguère ses paysages fauves tachés de bleu, de rouge ou de jaune.

    Ses natures mortes, en revanche, sont peintes non plus de mémoire, mais après qu'il a disposé sur la table la côte de bœuf, les bouteilles, le pichet de grès. Là, le grand lyrique se freine volontairement, il observe et demande aux objets les plus humbles, aux fruits, aux fleurs des champs, de parler pour lui.

     Cette maîtrise qui se reconnaît dans ses œuvres les plus abouties, il l'atteint pendant cette guerre de 1914 qui a été, pour lui aussi et bien qu'il n'ait pas quitté Paris, l'événement marquant de sa vie. Elle l'a conduit à s'éloigner de la capitale, à rompre avec Derain, à adopter une vision résolument pessimiste du monde et de la vie. Il abandonne son atelier de Montparnasse et va s'installer à Valmondois, le pays de Corot, de Daumier, non loin de cet Auvers où Van Gogh s'est suicidé.

    Mais il est encore trop près de la ville où il fait des séjours de plus en plus rares et, en 1925, il va s'installer aux confins de la Beauce et du Perche. Là il découvre une vieille maison paysanne qui domine à peine le paysage doucement ondulé. Cet horizon immense lui rappelle ces plaines du Nord qu'il aime et d'où sa famille est sortie. Au loin, comme dans les Flandres, un glorieux beffroi: la baie de l'atelier qui s'ouvre largement sur la plaine révèle à l'horizon le clocher de Verneuil-sur-Avre. Une sorte de tour à deux étages justifie le nom de La Tourillère. C'est là qu'il est mort le 11 octobre 1958.

(G. Ch. « Les grands maître de la peinture moderne » Editions Rencontre)

George Charensol raconte dans son livre de souvenirs :

     A la Tourillière il n'avait plus l'air d'un athlète de foire mais d'un gentleman-farmer avec sa veste de tweed, son chapeau cabossé et son éternel foulard rouge.

     Désormais chaque samedi ou presque nous prenions, Fels et moi, le train pour Verneuil-sur-Avre. Le peintre nous attendait dans sa Chenard et, sur la route rectiligne, il montait à 120, vitesse vertigineuse en ce temps-là. L'auto étant décapotée hiver comme été je m'installais toujours à côté de Maurice afin d'être protégé par le pare-brise. Car il se souciait peu des passagers qui avaient l'imprudence de s'asseoir à l'arrière. Un jour où j'avais amené Chagall avec moi nous ne le trouvâmes plus quand nous débarquâmes à la Tourillière. « On l'a perdu », dit Vlaminck avec philosophie. Je regardai mieux et je vis notre ami couché par terre, recroquevillé pour échapper au courant d'air glacial. On l'extirpa, on le réchauffa et il n'attrapa même pas un rhume.

 
G.Charensol et Maurice de Vlaminck 

     Je couchais dans une petite chambre attenante à l'atelier. Les repas rustiques et copieux étaient préparés par Berthe, sa seconde femme. On mangeait souvent l'énorme côte de bœuf dont Vlaminck s'était servi la veille pour une nature morte. Après le déjeuner qui se prolongeait assez tard on passait dans l'atelier éclairé par des baies ouvertes sur un immense paysage ponctué seulement par le haut beffroi gothique de Verneuil. C'était le moment que le maître de maison attendait pour lâcher ce qu'il avait accumulé tout au long de sa semaine solitaire, de colères, de rancunes, de partis pris. Ses cibles favorites étaient Picasso et surtout Derain, fidèle compagnon de sa jeunesse aux côtés de qui il avait brossé, au bord de la Seine, ses premiers paysages fauves.

     Ils s'étaient brouilés en 1914. Plus par rivalité professionnelle que par oppositions idéologiques, quoiqu'en ait dit Vlaminck. Brouillés par une guerre, une autre les réconcilia .

     J'aimais Vlaminck et je l'admirais. Un jour je lui dis : « Voilà longtemps qu'on se connaît et je ne t'ai jamais vu peindre. » A quoi il répondit : « Est-ce que tu m'as vu faire l'amour? »

 G Ch « D’une rive à l'autre » Ed Mercure de France