"SERAPHINE, UHDE ET LES PRIMITIFS MODERNES"


Wilhelm Uhde par Picasso 1910.


Georges Charensol parle de Wilhelm Uhde

La bande à Picasso considérait le Douanier comme un personnage folklorique et les premiers qui songèrent à lui acheter des tableaux furent le peintre Robert Delaunay et un jeune Allemand, Wilhelm Uhde, aussi passionné que son compatriote Kahnweiler pour l'avant-garde française.(Sonia Terck fut l'épouse de Uhde avant de devenir Mme Robert Delaunay).

Quant à Uhde, il est l'auteur du premier livre paru sur le Douanier et c'est ainsi qu'il se spécialisa dans la peinture naïve. On lui doit la découverte de Bombois, de Vivin, de Séraphine Louis, qui fut sa femme de ménage à Senlis.
J'allais le voir quelquefois le dimanche. Il était mince, élégant, bien qu'il ne fût pas de la première jeunesse. Sa voix était douce et sa courtoisie raffinée, surtout avec les dames à qui il préférait un beau garçon, Helmut Kolle von Hugel, un peintre de talent qui choisissait presque exclusivement pour modèle des champions de la pédale. « … »
Après avoir quitté l'hôtel voisin du Panthéon où il habita longtemps, il alla s'installer à Senlis et à Chantilly où les extraordinaires compositions de Séraphine flamboyaient sur ses murs. La frontière est souvent fluide entre le marchand et le collectionneur. Combien de ceux-ci ne résistent pas à la bonne affaire et n'aiment pas tableaux, livres ou manuscrits uniquement pour le plaisir qu'ils leur procurent?

D'une rive à l'autre (1973)



Louis VIVIN

Séraphine Louis: les raisins



"SERAPHINE LOUIS" Par Wilhelm Uhde

Aux environs de 1912, je louai à Senlis, pour quinze francs par mois, un petit logement composé de deux pièces et d'un vestibule. « … » Tous les matins une vieille femme qu'on m'avait recommandée venait pour une heure faire le ménage de mon petit intérieur. Je ne savais rien d'elle, si ce n'est son nom : Séraphine Louis, et je ne faisais guère attention à elle. « … » Un jour, chez de petits-bourgeois de Senlis, j'aperçus une nature morte qui me fit une impression si extraordinaire que je restai planté devant elle, muet de saisissement. « … » C'étaient des pommes, posées sur une table, sans plus. Mais c'étaient de vraies pommes, modelées dans une belle pâte consistante. Cézanne eût été heureux de les voir. « Qui a peint cette toile ? » demandai-je. « Séraphine », me répondit-on. « Quelle Séraphine ? »
« Mais votre femme de ménage. Elle pensait nous la vendre, mais si vous la voulez, nous nous dédirons volontiers. C'est huit francs.»

Quand le lendemain Séraphine arriva chez moi, elle vit sur une chaise la nature morte. Elle se mit à rire.« Monsieur a acheté ma toile ? Elle plaît à Monsieur ?» - « Beaucoup, en avez-vous d'autres ? ». Elle m'en apporta une demi-douzaine qui, toutes, me firent autant d'impression que la première. Une passion extraordinaire, une ferveur sacrée, une ardeur médiévale avaient pris corps dans ces natures mortes. Je montrai quelques-unes de ces toiles aux plus compétents d'entre mes amis : ils furent aussi émus que moi.

Quand, il y a plus de vingt ans, je revins à Paris, (1) la lutte reprit pour des valeurs artistiques, et le besoin de trouver un lieu de repos se fit à nouveau sentir. Retourner à Senlis me paraissait impossible. Je m'installai donc loin de là, à Chantilly, et j'y transportai mes toiles de prédilection, dont jamais je ne me séparais et que je ne montrais qu'à de très rares amis.
C'est là que je lus un jour qu'une exposition de peinture régionale s'ouvrait à l'hôtel de ville de Senlis. Je gravis l'escalier de pierre monumental de l'hôtel de ville, je pénétrai dans la salle, dont les murs étaient couverts de tableaux, d'aquarelles, de dessins de l'art provincial ordinaire. Et comme mon regard quêtait rapidement de l'un à l'autre, il découvrit soudain, dans un coin, trois grandes toiles d'une puissance saisissante : un bouquet de lilas dans un vase noir, un cerisier, deux ceps de vigne chargés, l'un de raisins noirs, l'autre de raisins blancs.
L'exposition où figuraient les tableaux de Séraphine ferma quelques semaines plus tard. Comme la seule qui eût vendu, elle reçut les félicitations spéciales du Comité. Elle avait mis sa mantille noire des grands jours, des bas noirs et ses souliers à bouts vernis.

Dans une pauvre chambrette, une petite flamme grêle monte d'une lampe Pigeon, vers la Mère de Dieu placée sur la cheminée devant laquelle se tient Séraphine, petite et fanée, regard fanatique dans une face blême qu'encadrent des mèches décolorées. « Monsieur est de retour? » me dit-elle modestement. Elle ajoute : « Monsieur a acheté mes tableaux à l'hôtel de ville. Je ne vais plus en journée chez les autres. Je fais de la peinture, mais c'est terriblement difficile, je suis vieille et une débutante qui ne s'y connaît guère. »
(1) 1924
W. H.  Cinq Maîtres primitifs     Ed. Daudy   (1949)


Séraphine Louis: les marguerites.